Intervention d’André Chassaigne
Messieurs les Rapporteurs,
Je vous remercie pour la présentation de votre rapport sur un enjeu qui, vous vous en doutez, devrait être selon moi une priorité nationale et européenne.
Son champ particulièrement vaste mériterait une discussion approfondie. Je me contenterai de formuler deux réflexions générales.
Ma première réflexion porte sur son titre et sa première partie : le principe même de souveraineté alimentaire fait l’objet aujourd’hui d’une intense bataille idéologique que vous ne faites malheureusement qu’esquisser. Je comprends qu’au regard des équilibres politiques entre rapporteurs, vous n’avez sans doute pas souhaité aller trop loin…
Je serai donc plus direct.
Plutôt que de changer de logiciel devant les effets désastreux de leurs propres politiques de libéralisation des marchés, imposées depuis 30 ans après les accords de Marrakech en 1994 et la création de l’OMC, les libéraux européens comme français travaillent au détournement intellectuel de la dimension systémique et transformatrice du concept de « souveraineté alimentaire ».
Ce travail se traduit par l’intégration à tout-va du concept dans tous les discours, et jusque que dans les intitulés ministériels, avec pour principal objet de vider la souveraineté alimentaire de son objet fondamental : la capacité donnée aux peuples de construire démocratiquement leurs propres politiques agricoles et alimentaires, de déterminer les moyens et outils pour assurer le développement de leur autonomie et de leurs propres modèles durables de production et de distribution, mais aussi de coopération internationale. Nous changeons là radicalement de la perspective politique de la version « allégée » de la seule « sécurité alimentaire » ou de la « sécurité des approvisionnements alimentaires », concepts parfaitement solubles dans le libéralisme, parfaitement compatibles avec la multiplication des accords de libre-échange.
Je suggèrerai bien aux rapporteurs de substituer à leur première recommandation, d’une incroyable virtuosité technocratique, l’idée d’une véritable évaluation des conséquences de 30 années de libéralisation des échanges agricoles sur l’accroissement des déséquilibres alimentaires internationaux et des dépendances, ainsi que sur les effets induits par les spécialisations agricoles et la compétition internationale vis-à-vis de la capacité d’agrosystèmes profondément transformés, à répondre demain aux enjeux alimentaires, climatiques, sociaux et environnementaux dans chaque pays, y compris au plan européen. Tout un programme.
Ma seconde réflexion porte une conviction. Les crises agricoles et alimentaires européennes ne feront que croître sans reconstruction d’une véritable politique agricole et alimentaire commune.
Les fondations de cette nouvelle PAAC doivent être construites avec la convocation d’une nouvelle conférence de Stresa, préparée en associant très largement les peuples européens sur les grands choix agricoles et alimentaires que nous imposent les défis climatiques et la nécessité de disposer de modèles permettant de nourrir durablement 450 millions d’habitants en quantité et en qualité.
C’est une bataille de conviction politique. Je pense qu’elle nécessite un premier acte de rupture : la sortie du secteur agricole et de l’alimentation du cadre commercial de l’OMC. Je comprends que cette rupture avec l’ordre libéral, si fidèlement soutenu par la Commission européenne dans sa politique commerciale, est difficile. Mais sans cette réorientation profonde, je crois que nous sommes condamnés à l’approfondissement du délitement communautaire et à l’impuissance à réorienter nos modèles productifs. Nous le voyons d’ailleurs déjà avec les Plans Stratégiques Nationaux.
Je conclurai sur un point très positif de votre rapport : celui des recommandations portant sur l’avenir de nos sols agricoles. Elles méritent vraiment d’être reprises et approfondies.